Dans notre société occidentale, quels sont les rapports
entre musique et société? Quel rôle joue la musique sur l'individu?
Quelle perspective pédagogique en dégager aujourd'hui?
Une vision sociologique et dialectique:
Le livre "Bruits" de
Jacques Attali est un projet
ambitieux d'une théorisation sur et par la musique, du monde dans lequel
l'homme vit.
La musique, le bruit et le pouvoir sont intimement liés.
Le bruit peut servir le désordre et l'ordre.
La musique peut servir le pouvoir et la subversion.
Toute musique est un outil pour créer et consolider une
totalité, une communauté. La musique est le lien d'un pouvoir avec ses sujets
et donc l'attribut de ce pouvoir;
Pour Jacques Attali, 1a musique est à la fois le miroir et
la prophétie du monde. Production
immatérielle, elle explore les champs théoriques possibles, bien avant la
production concrète.
L'économie politique de la musique est une succession
d'ordres agressés par des bruits, c'est-à-dire des remises en cause de différences
On peut distinguer 3 étapes d'utilisations stratégiques
de la musique par le pouvoir:
1) La musique est employée afin de faire disparaître ou
oublier la violence générale.
2) La musique est utilisée pour faire croire à l'harmonie
du monde.
3) La musique sert à faire taire en assourdissant et en
censurant le reste des bruits des hommes.
Dans le premier cas, elle est outil rituel du pouvoir.
Dans le deuxième cas, elle est outil représentatif.
Dans le troisième cas, elle est outil bureaucratique.
Une quatrième pratique sera la réseau de la composition
qui devrait, selon l'auteur, permettre de se dégager du poids du pouvoir.
On peut distinguer 4 types de réseaux mettant en rapport
la source musicale avec ceux qui l'écoutent.
1) Le rituel sacrificiel
2) La représentation
3) La répétition
4) La composition
1) Le réseau du rituel sacrificiel:
Le bruit a toujours été ressenti comme une agression
contre le code qui structure les messages.
C'est aussi un moyen de faire mal ou de faire peur.
Menace de mort, le bruit devient enjeu d'appropriation de
contrôle pour et par le pouvoir.
La musique s'inscrit comme communication, comme essai de maîtrise
de ce bruit menaçant. Sa fonction est alors de rassurer et de dompter, de
canaliser cette violence (rituel incantatoire).
La musique participe au sacrifice (Bouc émissaire).
Si écouter un bruit, c'est un peu être tué, écouter de
la musique, c'est assister à un meurtre qui empêchera peut-être son propre
meurtre.
A l'époque des mythes, la musique s'y intègre comme
simulacre du sacrifice. Prenons par exemple, l'épisode de l'odyssée où pour
éviter de périr sous le chant des sirènes, Ulysse a bouché les oreilles de
ses compagnons avec de la cire, alors que lui, se faisait attacher au mât et
devenait simulacre de bouc émissaire.
Quand de purement sacralisé le pouvoir devient plus
temporel, la conception de la musique va devenir plus philosophique, voire métaphysique.
C'est d'abord avec Pythagore la recherche
d'un"ordre" (opposé au désordre) pour l'État c'est à dire d'une
recherche de la vertu et de la science.
Les mathématiques faisaient partie de cette démarche, car
l'harmonie dans l'univers et dans l'âme humaine obéit aux lois des nombres.
Quel rapport avec 1a musique me direz-vous. En fait, chez
les Grecs, la musique faisait partie de la philosophie mathématique, elle-même
étant intégrée dans une théorie générale de l'harmonie du cosmos.
Lorsque le bruit est dompté par l'ordre, cela donne le
rythme.
Le registre de la voix
(aigu<-> grave) sera l'harmonie (ciel <-> terre).
L'union des deux donne l'art choral.
Platon base également sa philosophie sur la musique. Ces
grands principes sont les suivants:
1) Le monde est constitué selon des principes musicaux.
2) La musique possède une vertu incantatoire. Elle agit
sur la partie irrationnelle de l'âme.
3) La vie entière de l'homme est dominée par l'harmonie
et le rythme.
4) Une éducation musicale convenable peut assurer la
formation du caractère.
5) La philosophie est l'expression la plus haute de la
musique.
Dans la "République" de Platon, on voit
nettement l'utilisation de la musique par le pouvoir (ici l'état) dans l'élaboration
d'une hygiène mentale et comme moyen d'éducation. Mais en opposition avec
cette canalisation politique, nous avons une musique subversive qui se
maintient. Elle est souvent associée à des rites dyonisiaques.
C'est le lieu de la subversion, la transcendance du corps,
elle est en rupture avec les pouvoirs.
Cela souligne le rôle ambivalent du musicien, à la fois
intégré (historien de la société) et exclu (regard contre la société).
Son statut, quel que soit son rôle, n'est guère enviable.
Souvent, il est esclave quand il n'est pas intouchable.
Avec l'entrée dans le Moyen Age, la situation entre la
musique et le pouvoir n'évolue guère même si les acteurs changent.
Charlemagne façonne l'unité politique et culturelle de
son royaume en imposant, voire par les armes, la pratique du chant grégorien.
En dehors du cadre monastique, on trouve comme musicien le
jongleur qui est considéré comme un personnage peu recommandable, mi vagabond,
mi tire- laine. Sans emploi fixe, il va proposer ses services à domicile.
Bref, le monde féodal est un monde de circulation où la
musique est inséparable de la vie quotidienne. Elle y est vécue, agie.
Mais au XIVème siècle, tout change, on entre dans ...
2. Le réseau de la représentation:
Les musiciens deviennent' des domestiques au service de
producteurs d'un spectacle. Ce seront d'abord les nobles, puis ce seront les
premiers capitalistes du spectacle. Ici, on ne cherche plus à produire
l'harmonie avec le monde, on n'en donne plus que l'illusion.
On va se contenter de faire croire à l'existence de
l'ordre.
La musique devient la vente d'un service, ce qui va exiger
la création d'un cadre fermé ( la salle de concert) permettant la création de
richesses.
Elle n'est plus agie mais échangée (comme une
marchandise).
Cette orientation de la musique implique un nouveau modèle
théorique:
La conception de la musique naturelle cherchait à agir sur
les émotions des hommes ou à les inciter à se surpasser. Dès le XVIIIème,
on voudra encore plus imposer à la musique le règne de la raison. D'où, une
notation stricte, la basse continue, l'accord tempéré. Les dissonances sont
interdites à moins d'être marginales.
Le musicien du spectacle légitime l'ordre qui existe car
"comment imaginer qu'un pouvoir qui fait naître une telle musique soit
mauvais?"
Comme les dissonances sont interdites dans la musique, les
conflits, les luttes sont interdits dans la société.
Trois raisons vont annoncer que la représentation devient
une forme anachronique d'expression musicale, incompatible avec le capitalisme.
1) La représentation a une productivité invariable. Ses
coûts augmentent avec la productivité.
2) Donc l'activité de représentation ne peut pas être
rentable, d'où, la diminution des investissements.
3) Par contre, le disque permet de ne pas s'user. D'être
stocké à domicile.
La représentation ne peut survivre que par l'extension de
son marché (radiodiffusion), une mondialisation de sa
production. Elle devient la vitrine du disque.
3. Le réseau de la répétition:
"Le pouvoir d'enregistrer les sons était un des trois
pouvoirs essentiels des dieux (avec ceux de faire la guerre et d'affamer.)"
Enregistrer est un moyen de contrôle social, un enjeu de
pouvoir.
En dernière analyse, il est même possible d'imposer son
bruit et de faire taire. Conçu au départ comme des moyens de promotion du
spectacle, l'enregistrement et sa reproduction vont la supplanter.
La majeure partie de la musique va se retrouver déritualisée.
En effet, si elle gagne en disponibilité, si elle cesse d'être bénéfice
d'une minorité, elle perd son caractère" festif" ou religieux
qu'avait le simulacre du sacrifice.
La répétition a crée un objet consommable répondant aux
manques de l'homme de la société industrielle.
Elle reste un élément de socialité dans un monde où règne
l'extériorité , l'anonymat, la solitude.
Elle est devenue consommation pour pallier un manque à être
de ceux qui se sentent impuissants devant les institutions.
En fait, la musique se vend comme un produit de
consommation et l'industrie du disque procède à l'image de ses consœurs.
Les oeuvres brèves sont matraquées, usées sur les juke-boxes et tourne-disques. Les oeuvres plus longues sont stockées. On achète même plus de disques qu'on ne sait en écouter réellement.
Comme l'objet hors du contexte rituel ou du spectacle n'a
pas de valeur en soi,
on lui crée une valeur. C'est là que jouent les mass-médias.
Loin d'être une béquille publicitaire, le Hit Parade est le moteur de l'économie
répétitive (Il crée le besoin). Le public principalement visé parce que
principal consommateur est celui des jeunes. Ils voient dans la musique qu'on
leur propose l'expression de leur révolte, alors qu'il s'agit en fait d'une
canalisation.
"Les musiques populaires et rock ont été récupérées,
colonisées, aseptisées.
Les thèmes les plus plats seront des succès s'ils
renvoient à des préoccupations quotidiennes des consommateurs ou s'ils
signifient le spectacle de l' 'engagement personnel d'un chanteur.
Je ne vais pas néanmoins jusqu'à suivre Attali lorsqu'il
déclare que la musique actuelle est vide de sens. On ne peut quand même pas
nier que certaines émotions musicales entrent en résonance avec notre
personnalité. Ce serait d'ailleurs nier toute l'approche musicothérapeutique.
On ne peut cependant pas nier certains aspects préoccupants
de la musique actuelle:
1) Elle est répétitive,
c'est-à-dire qu'elle "rabâche" continuellement les mêmes mélodies.
La recherche musicale ne constitue pas le souci majeur. Les
paroles sont elles aussi extrêmement répétitives, le refrain fait l'essentiel
du message (forte redondance).
Les paroles sont parfois si mal articulées qu'on se
demande si le message importe dans sa forme plus que dans son fond.
2) D'une musique qui était plus sublimée, on en revient
à des rythmes plus primitifs, plus pulsionnels, plus bruts (Il y aurait donc régression
du rôle de la musique).
3) L'idéal musical actuel tourne autour d'une réalisation
narcissique de la personnalité.
Dans les "soirées", la musique devient surtout
prétexte à l'incommunicabilité. La communication est rendue impossible par un
son assourdissant. Chacun danse seul et tente de montrer qu'il danse bien.
Soulignons aussi l'aspect enivrant pour ne pas dire "stupéfiant" que
prend la musique. Certaines personnes s'éclatent, se saoulent en écoutant la
musique (ivresse auditive, puissance, ivresse corporelle, "danser comme
un"possédé").
La technologie n'est pas en reste avec ...
-les walkman qui permettent d'écouter n'importe où de la
musique sans la faire entendre à son voisin (on ne l'embête pas, mais on ne
partage pas).
-les transistors qui permettent de recevoir la radio
facilement, n'importe où, n'importe quand.
-les postes stéréo portables
-les chaînes hi-fi qui permettent de recréer la
perfection chez soi pour soi ou pour épater les copains (plus elles sont
puissantes, mieux on les considère, La hi-fi ne se cache d'ailleurs pas de
vouloir recréer la réalité).
5) La musique classique n'échappe pas à la
commercialisation.
Elle est l'objet d'une production discographique considérable
(ex: la production du concerto pour piano et orchestre de Tchaïkovsky, de l'adagio
d'Albinoni, du canon de Pachbel, des Quatres-Saisons de Vivaldi, de la Neuvième
de Beethoven). Ici, l'objectif est clair: faire stocker les disques, les faire
acheter.
Ici aussi, il y a un hit-parade des meilleurs disques,
comparaison d e disques récemment publiés avec des versions plus anciennes.
6) Soulignons enfin que le vidéo-clip s'intègre également dans cette finalité commerciale.
La dernière approche du réseau de la répétition est ce
qu'Attali nomme "Les concerts du pouvoir."
- La nature du concert en société de répétitivité
s'est vue modifiée, elle se fonde plus sur un rapport de pouvoir (le bon
artiste, une bonne oeuvre, le public bon juge avec un bon bagage culturel) que
sur une communion véritable. Au concert, le public juge plus qu'il ne jouit.
-Les concerts de musique populaire tendent à donner une
copie du disque.
4. Le réseau de la composition:
On y trouve des "bruits" nouveaux extérieurs aux
institutions. Ils seraient porteurs de fête et de liberté.
Plutôt qu'une nouvelle musique, ce sera une nouvelle façon
de faire de la musique.
Nous avons ici" la jouissance du musicien, en
communication avec lui-même, sans finalité autre qu'un plaisir narcissique et
non marchand."
A la limite, la musique n'y est même plus faite pour être
entendue, cela pour que l'interprétation n'en piège pas la composition.
Ici, il faut déjà "tirer la sonnette d'alarme".
En effet, cette perspective tombe dans "l'avatar onaniste" que
l'auteur décrie dans son livre " Les trois Mondes."
La jouissance narcissique enferme l'individu sur lui-même
et on perd la dimension du partage qui est à la base de saines relations
sociales. Revenons aux propositions d'Attali. Heureusement l'auteur y met des
rectificatifs. L'individu doit recréer ses propres rapports au monde et tenter
d'y associer d'autres hommes.
Cette perspective refuse la division du travail; écouter
de la musique, c'est au bout du compte la réécrire. Il y aura remise en cause
de la distinction entre composition et consommation.
Enfin, la musique redeviendra une denrée échangée
gratuitement, vécue plutôt que stockée.
Composer, ce sera à la fois commettre un meurtre et un
sacrifice, devenir sacrificateur et sacrifié. La mort deviendra une production
de vie.
Si sur un plan dialectique, cette approche est séduisante,
on peut néanmoins faire remarquer que sur un plan pratique, on va se heurter à
des difficultés.
1) Comment la faire réaliser?
Comment donner l'envie à un public qui se plaît dans sa
musique d'en changer? En admettant qu'on y parvienne, il restera encore à leur
donner les moyens et le courage de faire leur propre musique.
2) Si pour l'auteur, il ne fait aucun doute que la musique
actuelle tombera d'elle-même parce qu'elle aura usé les significations, je ne
partage pas son optimisme parce que je ne crois pas qu'on soit à court de
significations et qu'il en apparaîtra des nouvelles.
Enfin les ressources de l'esprit pervers du commerce sont
inépuisables. L'homme ou le monde sera sans doute épuisé bien avant le pouvoir de
l'argent.
Référence bibliographique:
Attali J.
"Bruits"
Paris, PUF, 1978.